Cordillère
comme je m’éveille
tu t’endors peut-être
même fuseau horaire
saisons contraires
le bois vert s’effiloche
le nœud qui nous tient
c’est la montagne qui râle
respirer croche tellement
ta voix la nuit continue d’être
aussi mauve et pleine rare
noyer nos odeurs de chair
mes jambes échouées
au sommet ta carcasse
planqué au cœur d’une pinède
tandis que tu danses au sud
je suis navire
échappée de ton sein
tu retiens ma poussée
doigts dans les branchies
craquer l’os du poisson
te nourrir encore
là où on peut toucher le pôle
le sol n’est pas plane
tenir ton dos une arête
tu me fais ce que les étoiles
de quand je me lève trop vite
me font
première neige
sur les aiguilles rouges du sol
terre de feu enfouie sous le gel
ton corps tempête de vertige
je te mangerais les cheveux
tellement
rayon mauve sur la crête
je regarde la télé en couleur
dans les reflets qui tanguent
morceaux du bazar
retailles épaves ruines
ma tête déboule
j’écoute la glace du lac se tordre
au tomber lourd du ciel du soir
je me replie aussi
les lumières glissent se retirent
dans le noir tu attends
la buée de la dernière pierre
ta main fluorescente
je sucre le gravier
et je bois nos rivières
t’écouter chanter
dans tous les après-midi du vent
avec toi la viande crue des organes
j’ordonne les bûches quotidiennes
me fabrique quelques lances inutiles
et transforme la viande à la cuisine
gestion des stocks
des choses qui manquent
de l’absence qui s’accumule
je m’abrite dans la lueur
de ta charpente qui palpite
polaire et chauve
faire des tresses au temps qui passe
jouir dans l’écho du lac
tous les brûlots naissent dans mon ventre
je veille dans la dernière haleine du foyer
les nœuds du plancher craquent et se disloquent
ma mémoire ne te retient presque plus
nos lambeaux se tendent
saignants et salins
dans un éclatant naufrage
dans nos descentes
je brise nos ancres
je choque le gravier
souvenirs de petits séismes
une branche
une faille
une sierra
fend sous mes pas
je chaloupe
m’envase en hauteur
édulcore nos jours
l’arrière-saison s’effrite
et les glaces reculent
midi arrive
au marqueur jaune
tu cordes les bûches dans la barque
tu rabotes nos gerçures
écrire le paysage dans le désordre
de tes membres dans les animaux
qui te ravagent
je foule seul le porche du chalet de fortune
suffit qu’un lièvre se lève
pour qu’une ancienne chaleur me reprenne
croisade montée du sud
en méridien de vapeur
en miettes noires
le charbon de l’Amérique
percole sur la table
au printemps je franchis de nouveau la lisière
la terre aspire mon pied de sa boue chaude
après les glaces
personne ne résiste à une brise douce
ni l’ours, ni le lac
toute la légèreté je la tiens
au bout des mains juste là
dans une vérité de chair et d’exil
un lieu noir qui nage
tes yeux je les ensable
sur la cime notre cordillère
Cette chaîne de montagnes est un poème écrit par trois auteurs. En écho, nous faisons résonner nos voix au fil de cette cordillère. Sont-elles reconnaissables, alors que nous avons choisi de ne pas identifier qui avait écrit chacun de ces fragments ? Ce brouillage des identités permet de réfléchir sur nos modes d’écriture et sur nos rapports avec ceux des autres.
Cette suite poétique émane d’une manœuvre réalisée dans le cadre des Correspondances d’Eastman 2016.